L’Europe et le gaz russe

L’Europe pourrait encaisser sur le court-terme, mais au prix fort, une éventuelle interruption totale de livraisons de gaz russe en représailles à des sanctions européennes si le pire arrivait, c’est-à-dire si la Russie envahissait l’Ukraine. Néanmoins, l’Union Européenne ne pourra pas se passer des gazoducs de Gazprom à moyen terme voire long terme, car la production des autres régions du monde ne serait pas suffisante pour compenser les importations de Russie. 

Sur le marché de gros des Pays-Bas, les cours de gaz s’échangent quatre fois plus cher que d’habitude à cette époque de l’année. Et les tensions qui s’intensifient dans le Donbass ne vont pas arranger les choses : les prix dépassent désormais les 75 euros le mégawattheure, du jamais-vu.

Les sommets des cours atteints depuis la fin de l’année dernière s’expliquent d’abord par le bras de fer diplomatique et désormais militaire, engagé entre Moscou et les capitales occidentales sur l’Ukraine. En limitant les exportations de Gazprom vers l’Union européenne en plein hiver, Vladimir Poutine brandit une arme puissante, susceptible de dissuader les Européens de réagir, ou au moins de les diviser.

Si le Kremlin parvient à faire flamber les prix d’une façon aussi spectaculaire, c’est parce que l’équilibre entre l’offre et la demande était déjà fragile. La vigoureuse reprise économique de sortie de crise sanitaire a stimulé la consommation de gaz, pour les industriels qui l’utilisent comme matière première ou comme carburant et pour les producteurs d’électricité.

L’hiver 2020-2021, plus long que la normale, a laissé les stockages de gaz souterrain à un niveau anormalement bas. Il a fallu les remplir. En plus des problèmes techniques sur une plateforme de production gazière au large de la Norvège et d’une demande qui repart en flèche en Asie, tous les ingrédients étaient réunis pour qu’une tempête se déclenche. 

Le fond du problème, c’est que l’Europe importe de plus en plus de gaz car sa propre production décline. C’est le cas en mer du Nord britannique et aux Pays-Bas, où le champ de

Groningue, autrefois prolifique, décline à grande vitesse. Les autres gazoducs qui approvisionnent l’Europe, de Norvège ou d’Algérie, tournent déjà à plein régime

La question est d’autant plus prégnante que le gaz a entraîné l’électricité dans son sillage, provoquant une crise énergétique. L’Europe est très dépendante du gaz russe pour chauffer logements et bâtiments ou faire tourner certaines usines. Même si Gazprom a réduit ses livraisons à un plus bas historique en janvier, selon la firme d’analyse IHS Market, il fournit actuellement un tiers du gaz importé par l’Europe, contre 40 % habituellement. Le gaz assure au total 22 % des besoins énergétiques du Vieux Continent, tous types de consommation confondus.

Les Européens paient le prix fort pour ne pas avoir froid. Pour attirer le gaz naturel liquéfié (GNL), afin de compenser le gaz russe, des Etats-Unis ou du Qatar vers nos côtes, il faut s’acquitter d’un prix aussi intéressant que les importateurs chinois, japonais et coréens, qui sont les plus gros consommateurs et qui bénéficient de contrats d’approvisionnement sécurisés.

C’est ce qui se passe en ce moment : l’Europe a importé des quantités sans précédent de GNL depuis le début de l’année , en particulier des Etats-Unis. Les importations de GNL en Europe ont même dépassé celles de gaz russe, ce qui n’était jamais arrivé jusqu’ici. En cas de fermeture totale

du robinet russe, « près de 75 % de ce gaz pourrait être compensé », estime Thierry Bros, professeur à Sciences Po et contributeur de la plateforme Natural Gas World.  

Pas vraiment par des gazoducs en provenance des grands exportateurs (dans l’ordre, Qatar, Norvège, Canada, Algérie, Turkménistan) qui sont tous utilisés au maximum de leur capacité actuellement, étant donné les cours très rémunérateurs, d’autant plus qu’il existe des goulots d’étranglement dans les « tuyaux » européens. La Norvège et l’Algérie pourraient tout de même fournir quelques quantités supplémentaires, et Bruxelles a pris langue avec l’Azerbaïdjan, mais le salut viendrait quasi exclusivement du marché spot du GNL. Lequel ne représente qu’environ 40 % du volume de GNL disponible, le reste faisant l’objet de contrats à long terme, surtout à destination de clients asiatiques. Autre limite physique, les capacités de regazification de ce GNL dans des terminaux français ou britanniques, non extensibles et déjà quasiment « au taquet ». IHS Market estime qu’il y a encore un peu de marge de manoeuvre, évaluée à 25 % des capacités de regazification.

Dans ce scénario, la pénurie physique de gaz serait donc équivalente à 9-12 % du gaz consommé en Europe. Une partie de ce déficit soudain pourrait encore être compensée, pour ce qui concerne l’électricité produite par les centrales à gaz, en recourant à du charbon ou du nucléaire

En revanche, des usines qui tournent au gaz seraient obligées de réduire leur activité. De surcroît, acheter en urgence du GNL spot aurait un coût et se traduirait par une flambée supplémentaire des prix, qui ont déjà quadruplé en un an. Avec les deux phénomènes cumulés, « vous mettez l’Europe en récession », souligne Thierry Bros tandis que le cabinet Wood Mackenzie estime qu’il y aurait une « destruction de demande massive » dans l’industrie.

L’Europe dispose toutefois d’une carte, ses stocks, même si ces derniers sont déjà à la moitié seulement du niveau habituel en cette saison. Les Européens pourraient éviter quasiment toute pénurie en puisant dans ces derniers, à charge de devoir les reconstituer, au prix fort, avant l’hiver prochain.

Toutefois, même en payant beaucoup plus cher, il n’y a pas assez de gaz norvégien, algérien, ou de GNL, sur le long terme pour se passer du gaz de Russie. « Il n’y aurait tout simplement pas assez de capacités de production dans le monde », résume Mike Fulwood, chercheur à l’Oxford Institute for Energy Studies. A court terme, une poignée d’unités supplémentaires de production de GNL seulement vont être mises en service, aux Etats-Unis, au Mozambique ou en Australie.

Les cycles d’investissement sont longs, il faut trois ou quatre ans au minimum pour construire une unité de GNL. « La prochaine vraie vague n’interviendra pas avant 2025-2026 », explique Mike Fulwood. Pendant ce temps, les besoins continuent d’augmenter, en Chine, en Inde, en Asie du Sud-Est. Même en Europe, la consommation de gaz ne reculerait pas vraiment avant les années 2030, car il reste encore beaucoup de centrales à charbon à remplacer. « Notre continent aura besoin de gaz, et de gaz russe, pour de nombreuses années encore », conclut-il.

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