Décryptage de l’envolée des prix du gaz

Les cours du gaz en Europe ont franchi la barre des 140 euros le mégawattheure le mercredi 6 octobre 2021, une progression de plus de 500 % sur un an. Les producteurs d’électricité ne peuvent que partiellement se tourner vers le charbon, qui atteint lui aussi des sommets. Actuellement, rien ne laisse présager une retombée des prix à court terme. 

« Avec des cours du gaz aussi élevés, on commence à voir une destruction de la demande », analyse Anne-Sophie Corbeau, chercheuse au Center on Global Energy Policy de l’université de Columbia. Des fabricants d’engrais comme BASF et Yara ont réduit leur production européenne , invendable avec un coût du gaz aussi élevé.

D’autres secteurs gros consommateurs de gaz comme l’aluminium ou la chimie pourraient suivre, prévient un analyste d’UniCredit. En France et ailleurs en Europe, les gouvernements sont contraints de bloquer les prix pour les ménages afin d’éviter une inflation sans précédent des factures. L’Union européenne s’est elle aussi saisie du dossier sous la pression de certains Etats membres, dont la France.

En premier lieu, cette hausse s’explique par le redémarrage simultané des économies mondiales après la crise sanitaire. Les ressources énergétiques, dont le gaz, sont tout à coup très demandées, ce qui fait automatiquement remonter les prix.

C’est particulièrement le cas en Chine. « Selon nos statistiques, la Chine est devenue ce mois-ci le premier importateur mondial de gaz naturel liquéfié, devant le Japon », expliquait récemment aux « Echos » Tom Marzec-Manser, analyste chez ICIS. De plus, en Asie, la consommation de gaz naturel liquéfié est elle aussi au plus haut, stimulée par la vigoureuse reprise économique en Chine. Cela signifie que moins de cargos de GNL se dirigent vers l’Europe.

Autre facteur invoqué par la Commission de régulation de l’énergie : les prix des quotas d’émission de CO₂ en Europe, ces « droits à polluer » qui s’échangent sur le marché européen, ont bondi, ce qui fait progresser la consommation de gaz pour la production d’électricité au détriment du charbon. En effet, Le marché du carbone pourrait bien représenter le monde d’après des négociants en pétrole. Ils estiment que ce marché des « droits à polluer » pourrait devenir beaucoup plus important que celui du négoce de pétrole. C’est ce qu’a déclaré Hannah Hauman, la responsable du carbone de Trafigura, la semaine dernière au Commodities Global Summit. 

Selon le cabinet ICIS, le marché européen, le plus grand à l’heure actuelle, pourrait atteindre les 250 milliards d’euros cette année (contre 170 milliards en 2020). Et les émissions qui ne sont pas encore couvertes par un marché réglementé représentent un potentiel immense. Sans compter le lancement du marché chinois , qui va devenir le plus grand marché de la planète.

Ensuite, l’hiver dernier a été relativement froid en Europe et surtout plus long que d’habitude. Cela a poussé à la consommation de gaz pour le chauffage, qui a été 15 % supérieure à celle de 2020 lors des cinq premiers mois de l’année en France, selon GRTgaz. Résultat, les stocks européens ont été sérieusement entamés et n’ont pas pu être totalement reconstitués durant l’été, en raison, encore une fois, de la forte demande mondiale. Ou encore au Brésil, où la sécheresse, qui limite la génération d’électricité hydraulique, forçant le pays à importer toujours plus de gaz naturel liquéfié. 

En face, l’offre est contrainte par des problèmes techniques en mer du Nord norvégienne et une production qui décline rapidement aux Pays-Bas. Les capacités d’exportation de GNL aux Etats-Unis, elles, tournent déjà au maximum.

En France, les stocks de gaz sont remplis à près de 90 % à la veille de la saison froide. Les opérateurs estiment qu’ils seront suffisants pour répondre aux pics de la demande cet hiver. Mais la situation est plus incertaine dans d’autres pays européens comme l’Allemagne. 

La situation est plus inquiétante dans d’autres pays européens. Le taux de remplissage des stocks n’est que de 71 % sur le Vieux Continent, contre 86 % en moyenne en temps normal à cette date, relèvent les analystes d’UBS. « Eviter un sérieux problème d’approvisionnement cet hiver sera hautement dépendant de la météo », préviennent-ils. Pour ceux de Goldman Sachs, les prix exceptionnellement élevés sur les marchés tiennent compte d’une « prime de risque hivernal croissante ».

Les réserves sont anormalement basses en particulier en Allemagne, le premier consommateur du continent, où la réglementation sur le stockage est moins incitative qu’en France. C’est l’une des nombreuses raisons, d’ailleurs, de la flambée actuelle des prix de l’électricité, soulignent les experts de Barclays. La demande en gaz de l’Allemagne renchérit le coût de la molécule, et donc du courant électrique produit dans les centrales à gaz partout en Europe.

L’Europe se retrouve donc dans une situation de dépendance aux importations. En 2018 (derniers chiffres Eurostat disponibles), 58,2 % de l’énergie brute disponible de l’UE provenait de sources importées . « Les plus grands importateurs nets d’énergie en chiffres absolus ont été l’Allemagne, l’Italie, la France et l’Espagne », souligne Eurostat. La France importe 99 % du gaz naturel qu’elle consomme.

C’est donc sur la Russie que repose actuellement l’approvisionnement de l’Europe. Et plus particulièrement sur Gazprom, le géant russe du secteur, qui détient le monopole des exportations vers l’Europe par gazoduc. La part de la Russie dans les importations de l’UE a augmenté sur la décennie 2008-2018 pour atteindre 40,4 %. Le pays est loin devant la Norvège, deuxième fournisseur (18,1 %), et l’Algérie, troisième (11,8 %).

En temps normal, Gazprom aurait augmenté ses exportations pour répondre à la demande. Mais cette année, le géant du gaz était en pleine construction du gazoduc Nord Stream 2, récemment achevé. Le chantier avait longuement été retardé par les sanctions américaines contre Moscou. Ainsi le groupe proche du Kremlin est soupçonné notamment par une quarantaine d’eurodéputés qui ont demandé une enquête auprès de la Commission d’avoir réduit ses approvisionnements de gaz passant par l’Ukraine pour pousser l’Allemagne à approuver plus rapidement l’entrée en service de ce gazoduc à travers la mer Baltique, ce que Gazprom dément.

Outre la volonté de profiter des prix élevés, les intérêts pour la Russie seraient multiples. « Moscou aurait pu : vouloir montrer que le Nord Stream 2, le gazoduc qui relie la Russie à l’Allemagne via la mer Baltique, est indispensable; « punir » les Européens de tenter de diversifier leurs approvisionnements gaziers et de développer des projets d’importation de GNL ; et se réjouir de l’incohérence de l’Union européenne qui crie haro sur les énergies fossiles, dont le gaz naturel fait partie, et qui, en même temps, réclame plus de livraisons de cette source d’énergie dont elle prétend vouloir se débarrasser », décrypte Francis Perrin, directeur de recherche à l’IRIS.

L’AIE a exhorté la Russie à en « faire plus » pour augmenter la disponibilité du gaz en Europe et « assurer que les stocks soient remplis à des niveaux adéquats en préparation de la saison de chauffage hivernale ».

Les gouvernements concernés ont annoncé des mesures immédiates pour amortir l’impact de la hausse des prix de l’énergie sur les entreprises et les ménages. C’est le cas de l’Italie, où le Premier ministre, Mario Draghi, a annoncé des mesures de 3 milliards d’euros. Son homologue espagnol Pedro Sánchez a, lui, déjà abaissé une taxe spéciale sur l’électricité payée par les entreprises et les particuliers . Au Royaume-Uni, le gouvernement de Boris Johnson s’est résolu à apporter un soutien financier évalué à « plusieurs millions de livres » à certains industriels.

En France, le gouvernement a annoncé le versement en décembre d’un chèque énergie exceptionnel de 100 euros pour aider près de 6 millions de ménages modestes à payer leur facture énergétique.

Au printemps prochain, 150 euros seront à nouveau versés au titre du chèque énergie, a promis le ministre de l’Economie, Bruno Le Maire. Dans l’immédiat, le Premier ministre Jean Castex a annoncé la mise en place d’un «bouclier tarifaire» qui permettra d’éviter une nouvelle flambée des prix du gaz de 30 % au cours des deux derniers mois de l’année. Les prix resteront figés jusqu’au printemps puis la hausse qui aurait dû avoir lieu l’hiver sera lissée sur les 12 mois suivants. L’augmentation des prix de l’électricité sera, elle, limitée grâce à un geste sur les taxes.

La Commission de régulation de l’énergie dit anticiper « un maintien de ces niveaux de prix très élevés pendant l’automne 2021 et l’hiver 2021-2022, puis une baisse à partir du printemps et de l’été 2022, avant un retour à la normale pour l’année 2023 ».

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