Spéculations monétaires sur la livre turque

La Turquie connaît la crise de change et une inflation galopante avec tous les ingrédients réunis : politique économique incohérente, perte de crédibilité et d’indépendance de la banque centrale et défiance totale des marchés. L’inflation s’est établie à plus de 36% pour le mois de décembre 2021, du jamais vu depuis septembre 2002. Cette situation s’explique par la chute vertigineuse de près de 45 % de la livre turque face au dollar sur un an.  

Cette hausse des prix, dans un pays très dépendant des importations, notamment pour les matières premières et l’énergie, est plus de sept fois supérieure à l’objectif initial du gouvernement. Elle ampute toujours plus le pouvoir d’achat des Turcs dont le salaire minimum a été augmenté de 50 %. Malgré la chute de sa monnaie et de l’inflation élevée, la banque centrale turque a de nouveau abaissé son taux d’intérêt directeur en le ramenant de 19 % à 14 %.

Ce plongeon généralisé de la livre turque est lié aux déclarations du président turc Erdogan. Il s’est engagé à poursuivre les baisses des taux d’intérêt pour favoriser « les investissements, la fabrication, la croissance et l’emploi ». Il estime que la baisse des taux favorise le repli de l’inflation ce qui va à l’encontre totale de la théorie sur la stimulation monétaire orchestrée par l’assouplissement quantitatif. Les marchés en ont conclu que le pouvoir se désintéresse totalement du sort de sa monnaie. 

Pour les marchés, la banque centrale turque, sous influence, a perdu toute crédibilité.  Ses interventions sur le marché des changes pour stabiliser sa monnaie et empêcher le dollar de dépasser les 14 livres ont été un échec. Elle est intervenue trois fois pour un montant total de près de 2 milliards de dollars. Des actions en réalité dérisoires car il se négocie chaque jour en moyenne entre 13 et 19 milliards de dollars sur la paire dollar-livre turque rien qu’à Londres, principale place sur les changes. La banque centrale défend un niveau arbitraire et intenable du taux de change compte tenu des taux d’intérêt réels. 

De plus, la Banque centrale Turque marque son manque total d’indépendance par le limogeage de trois gouverneurs depuis 2019. En parallèle, le chef de l’Etat a remplacé à trois reprises depuis 2018 son ministre des Finances, dont le dernier, le 2 décembre, en pleine débâcle. Cela risque d’engendrer une nouvelle perte de confiance dans la monnaie et donc d’engendrer de nouvelles ventes de cette devise ainsi que l’arrivée de plus en plus massive de traders qui spéculent à la baisse sur celle-ci en profitant de cette situation politique.

 

Après son plongeon, la livre turque est devenue la monnaie la moins chère au monde selon le classement de la Deutsche Bank. Elle est encore moins chère que des devises Sud-américaines comme le real brésilien ou les pesos chiliens et colombien. Pour les entreprises et les banques turques, se protéger contre la chute de leur monnaie est très onéreux. C’est aussi le cas pour les sociétés européennes, et en particulier françaises, qui ont des activités en Turquie. Pour la population, la situation devient aussi difficilement soutenable :

Selon les chiffres officiels, les prix des denrées alimentaires ont augmenté de 43,8 % sur un an. La farine et la viande de poulet ont vu leurs prix augmenter de 86 % en un an, l’huile de tournesol de 76 % et le pain de 54 %. Dans ce contexte, l’augmentation du salaire minimum au 1er janvier de 2.825,90 à 4.253,40 livres passe inaperçue. « Je crains que toutes les hausses de salaires n’aient fondu en deux mois », regrette Gizem Öztok Altinsaç, économiste en chef de l’organisation patronale turque Tüsiad. Néanmoins, Erdogan écarte encore tout resserrement de la politique monétaire. 

Le président turc s’était résolu à agir lorsque le dollar avait atteint 18,36 livres le 20 décembre dernier. Il avait notamment annoncé la prise en charge des pertes des particuliers sur les devises si la baisse de la lire par rapport aux autres devises dépasse les taux d’intérêt disponibles dans les banques. Un soutien aux entreprises pour les aider à faire face aux problèmes de volatilité. La volatilité a presque atteint les 200 % en rythme hebdomadaire, un niveau seulement atteint par les cryptomonnaies les plus volatiles. La banque centrale est de nouveau intervenue pour soutenir la livre. Elle a vendu plus de 2,5 milliards de dollars mais sans succès. Selon Reuters, d’après les calculs des banquiers, la banque centrale turque a vendu plus de 6 milliards de dollars de ses réserves.

Le Président Turc veut encourager les investisseurs étrangers, très peu investis en Turquie, à investir de nouveau dans le pays et notamment sur la dette d’Etat. Il leur a garanti qu’il ne comptait pas instaurer des mesures de contrôle des capitaux, ni s’éloigner le moins du monde d’une économie de marché. De manière plus mystérieuse, le président Erdogan avait évoqué, lundi, 5.000 tonnes d’or (bijoux, lingots…) qui dormiraient « sous les matelas » des Turcs. Le métal précieux fait figure d’actif refuge et de protection dans un pays où l’inflation s’envole.

Le soutien de la livre quoiqu’il en coûte va faire progresser la dette publique et l’inflation. Le gouvernement veut donner l’impression que la baisse est arrivée à son terme afin de stopper la ruée des particuliers sur le dollar et tenter de restaurer la confiance dans leur monnaie. La dollarisation de l’économie et du système financier s’est accélérée depuis septembre, entraînant un risque de perte de souveraineté monétaire, avec une nouvelle devise de référence officieuse, la monnaie américaine. La dollarisation de la Turquie devrait s’accélérer. « La part des dépôts en dollars dans les banques turques a atteint 57 %, contre 50,4 % en août » constate Phoenix Kalen, stratège sur les marchés émergents à la Société Générale.

Les stratèges de la Deutsche Bank anticipent un cycle de resserrement monétaire l’année prochaine sans quoi l’inflation pourrait atteindre 40 % en 2022.

Comme souvent après les crises financières, le président Erdogan pourrait lancer une « chasse aux sorcières » contre les spéculateurs et banques étrangères, accusées de spéculer contre le pays. La fuite des capitaux étrangers hors du pays devrait s’accélérer.

Cet article a été rédigé par Vincent B. 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *